Écritures & Actions Artificielles

L’expression « intelligence artificielle » est source de confusions.

Alors que nous participons, ou à tout le moins assistons, à l’émergence d’une série de nouveaux outils d’écriture, et d’action, dont l’influence sur notre vie est déjà sensible, nous nous interdisons de comprendre ce qui arrive, et multiplions les malentendus, en utilisant un mot à contre-sens.

L’expression « intelligence artificielle », comme, dans un autre registre, celle de « loi naturelle », ne devrait être utilisée que de façon clairement ironique, ou, mieux encore, être remplacée par ce qui la décrit plus justement : « écriture & action artificielle ».

Dans notre expérience, aucune « intelligence » ne se développe sans « artifice », et plus particulièrement, dans la mesure où il y est fait recours dans chaque secteur d’activité, sans « outil », ni sans « écriture ». Mais aucune intelligence ne s’identifie à l’outil, ni à l’écriture. Le fait d’automatiser un outil, ou une écriture, ne leur confère aucune intelligence, mais cela ne manquera pas d’augmenter le pouvoir des intelligences qui maîtriseront les processus d’automatisations.

Il n’y a pas d’intelligence sans personnes à qui cette intelligence puisse être attribuée, soit en tant qu’auteur, soit en tant qu’interprète, ou critique.

Tant que la transmission était de type oral, il était nécessaire qu’il y ait, de génération en génération, des personnes pour mémoriser et enseigner les récits ou les savoirs. Mais une mémoire vive n’est pas toujours accompagnée de fantaisie, ni d’analyse ou de synthèse, de telle sorte que même dans les traditions orales, on devait faire la différence entre ceux qui se bornaient à mémoriser, et ceux qui faisaient vivre ce qu’ils avaient reçu. Avec l’écriture, et plus encore avec sa reproduction mécanique, il devient possible de confier au texte ce qu’on copie, en le comprenant ou non. Avec les écritures et actions artificielles, c’est une nouvelle révolution qui s’enclenche. L’intelligence se transformera inévitablement, et les personnes se transformeront ainsi, comme l’écriture les a déjà transformées.

S’il est juste qu’une part de ce qui est vécu reste « non-dit », il est plus fréquent encore qu’il soit « non-écrit », et se développe en échappant à la polarisation entre trace et interprétation. L’intelligence des personnes se développe donc déjà, différemment, sur les scènes de type oral, et sur celles de type écrit. Elle va maintenant avoir à se développer à partir de traces et d’actions générées artificiellement.

Un transformateur génératif préformé (GPT) produit une « écriture artificielle ». Face à ces productions, les personnes doivent se demander comment elles vont pouvoir utiliser une partie de ces textes ou de ces images, les interpréter, et comment cela pourra contribuer au développement de la dimension personnelle, c’est-à-dire à la valorisation des personnes et de leur monde.

Les personnes qui, d’une manière ou d’une autre, intervenaient sur la scène de production des écritures, et détenaient ainsi le monopole d’un pouvoir sur les autres, se sentent menacées par une sorte de concurrence déloyale, d’autant plus qu’elles s’étaient spécialisées dans le déchiffrement et la production de processus complexes, issus d’une multiplication des jurisprudences. L’histoire des sciences, celle des arts et celle des idées montrent toutes que chaque école est vouée à se complexifier jusqu’à devenir une inextricable affaire de spécialistes, ou de virtuoses, jusqu’au moment où des intelligences osent faire table rase, et susciter de nouveaux développements. La programmation informatique offre un exemple de cette évolution. En une génération, les programmes se sont complexifiés, et ont tant multiplié les lignes de codes, qu’il est devenu mécaniquement impossible à une personne, ou même à une communauté de personnes, de les reproduire ligne à ligne, ou d’en produire de nouveaux de cette manière. Puis il est arrivé la même chose aux programmes composés de briques de programmes, qui pouvaient être copiés-collés, modifiant la manière dont les concepteurs exerçaient leur intelligence. Les générateurs d’écritures artificielles peuvent faire craindre à ceux qui faisaient un travail mécanique sur la production ou l’extension des programmes, de perdre leur travail, mais ils fournissent aux créatifs l’outil sans lequel plus personne n’était à même de générer le nombre de lignes de codes nécessaire à un programme.

Pour la plupart des personnes, que les textes soient produits par une élite, proche des pouvoirs, ou par des ordinateurs, ne change pas beaucoup leur rapport à ce qui est produit. De la même manière, si les processus d’écritures artificielles permettent des applications automatiques, pour un grand nombre de personnes, que le taxi qui les prend en charge soit conduit par une personne ou roule automatiquement, que la responsabilité de l’accident qui les frappe soit imputable à une personne ou à celle d’un système de guidage automatique, que les balles, les bombes qui les blessent ou les tuent aient été envoyées par des personnes ou par des ordinateurs, rien de tout cela ne change fondamentalement pour les personnes ce qui leur arrive. L’observateur extérieur peut être davantage choqué par un robot tueur, que par une personne déchargeant une arme automatique sur d’autres personnes, mais non les personnes cibles elles-mêmes.

S’il s’agissait d’une « intelligence artificielle » les personnes seraient incitées à se reposer sur les résultats obtenus, et à laisser faire ; elles seraient bientôt dépassées par une « intelligence » dont le développement serait supposé sans limite.

L’écriture artificielle n’est pas plus une « intelligence », que l’écriture n’a été une « mémoire ».

Avec l’écriture la mémoire a changé d’objet. Elle est devenue un instrument au service de l’interprétation et du dialogue entre les textes. Avec l’écriture artificielle l’intelligence changera d’objet.

Les écritures artificielles se perfectionneront, et deviendront de plus en plus indiscernables des écritures produites par des personnes, mais elles n’échapperont pas aux travers de l’écriture elle-même : elles multiplieront les besoins d’interprétations, en même temps qu’elles en manifesteront les limites.

Les personnes sont impressionnées par les supposés pouvoirs des écritures artificielles, comme autrefois elles ont été frappées par les vertus des textes écrits, qui disqualifiaient une grande part du rôle de la mémoire des personnes, et déplaçaient hors d’elles-mêmes les critères des connaissances ; mais, après des siècles d’histoire, nous mesurons combien l’écriture, en même temps qu’elle fixe la lettre, suscite l’incompréhension de l’esprit, la multiplication des interprétations, tirées dans toutes les directions, et presque jamais vers le centre de la cible.

N’importe quel artisan, de n’importe quelle époque, sait qu’il faut parler avec ses clients, surtout s’il y a des problèmes, et non se borner à leur écrire (même s’il peut être utile de laisser aussi une trace écrite), parce qu’on s’entend avec ceux avec qui on parle, quand on ne peut qu’interpréter les textes qu’on lit, et que la lecture seule engage une procédure sans fin.

Plus l’écrit remplace l’oral, plus se multiplient les interprétations, moins les personnes se comprennent.

Nous constatons déjà comment l’usage des écritures artificielles, via les réseaux sociaux, contribue à aggraver l’incompréhension entre les communautés.

Pour autant que la compréhension soit l’objet de l’intelligence, l’usage des écritures, artificielles ou non, suscite plutôt une inintelligence générale.

Une fois régi par les écritures artificielles, le monde a de fortes chances de ressembler à l’administration de Kafka. Plus les écritures interviendront dans le cours de la vie des personnes, et plus les personnes, en charge de leur interprétation, exerceront un pouvoir sur les autres, les contraignant et les exploitant ; plus aussi il faudra d’intelligence, d’inventivité, pour passer entre les mailles du filet ; comme il a fallu plus d’intelligence pour se frayer un chemin parmi les écritures, qu’il n’en fallait pour que la vie fasse sens dans les cultures orales.

L’intelligence est une propriété de la dimension personnelle. Penser, c’est valoriser en faisant sens. Mais il ne peut y avoir de valorisation hors de la temporalité ouverte par les superpositions de scènes, ou par les rencontres entre les personnages, par les interactions entre les différentes fonctions et la création de fonctions nouvelles, résultantes de ces interactions.

Imaginer une « personne artificielle »

Pour qu’il y ait, à proprement parler, une « intelligence artificielle », il faudrait qu’il y ait une « personne artificielle ».

Qu’est-ce qu’une « personne » (organique ou artificielle) ? La dimension personnelle se forme par la rencontre entre les personnages, lorsque se produit une superposition des scènes. Pour qu’il y ait une personne, il faut qu’une entité évolue sur plusieurs scènes, qu’elle assume durablement plusieurs fonctions, et prenne l’habitude de jouer des rôles différents, puis qu’elle ait l’occasion de faire se rencontrer deux de ses personnages, lorsque se croisent les partenaires qu’elle a sur les différentes scènes. Alors l’entité se transforme, et, peu à peu, acquiert une personnalité, qui est le produit imprévisible de la qualité de chacun de ses personnages, de l’approfondissement de ses fonctions, et de leur mode de rencontres.

Théoriquement, rien ne s’oppose à la formation de « personnes artificielles ». Ce seront des entités multifonctions, « sans portes ni fenêtres » numériques, de telle sorte qu’elles auront à produire leur propre conversion de l’analogique au numérique, selon les capteurs dont elles seront dotées, et pourront ainsi acquérir différentes compétences, qui, lorsqu’elles seront amenées à se rencontrer, induiront une personnalisation. Elles devront donc ressembler à ce que Leibniz nommait des « monades ». C’est la condition pour que leurs expériences les particularisent.

Le concept de “monade”, forgé par Leibniz, dans le cadre de sa théorie d’une « harmonie préétablie », peut sembler déroutant, et n’être qu’une fantaisie arbitraire, mais il traduit l’expérience du langage mathématique. Les personnes se voient ouvertes sur le monde, et ne peuvent facilement admettre qu’elles devraient en quelque façon être « sans porte ni fenêtre ». Mais nos ouvertures sur le monde sont strictement conditionnées par les cinq sens : à la manière de connexions analogiques. En toute personne, le personnage du mathématicien est« sans porte, ni fenêtre », ou, pour le dire d’une autre image, issue de l’usage informatique, sans port numérique.

Si les mathématiques sont effectivement le langage du monde (le seul langage par lequel on puisse formuler ce qui arrive, par opposition aux langues vernaculaires, qui en formulent des représentations), alors les personnes sont des monades, sans oreilles numériques pour entendre le monde, sans yeux numériques pour le voir… mais avec des sens analogiques qui permettent de faire, et de conserver des traces, des expériences et des récits du monde.

Comme il n’y a pratiquement pas de situation simple, pas d’expérience qui ne fasse intervenir des interactions irréductibles à des causes simples, cela revient à faire de la traduction de l’analogique au numérique, une interprétation, et de celui qui s’y adonne régulièrement, un sujet.

Ce qui est reçu, par l’intermédiaire des cinq sens, est conditionné par les capacités de ces sens. Et ce que le sujet formule des informations reçues, il le fait sous la forme d’un récit. L’ensemble des récits d’un sujet forme un point de vue qui, progressivement, au fur et à mesure des expériences, se distingue de plus en plus de celui des autres entités.

Si on voulait personnaliser les écritures artificielles, et en faire de possibles intelligences,il faudrait les fabriquer sans ports numériques, avec seulement des capteurs et transmetteurs analogiques, les laisser accumuler des expériences. On constaterait alors comment, lorsque deux de leurs fonctions se rencontrent, et qu’il se joue l’analogue d’une superposition des scènes, elles se personnalisent.

Pour se personnaliser,les entités artificielles devront donc se particulariser en assumant plusieurs fonctions, en les optimisant grâce à leur capacité d’auto-apprentissage, elles devront aussi avoir des opportunités de faire interagir leurs différentes fonctions, ce que, pour une personne on désigne par « rencontre entre ses personnages » ou « superposition des scènes ». L’ensemble de leurs expériences aura un commencement et une fin. Et chacune de leurs expériences de personnalisation marquera un moment irréductible à des conditions initiales, et irréversible.

Il est possible que l’humanité parvienne un jour à faire apparaître des « intelligences artificielles », ce seront des personnes artificielles, qui naîtront, se développeront et mourront, sans que ce qu’elles ont été puisse en aucune façon être conservé, mais seulement les traces qu’elles auront imprimées sur la partie du monde qu’elles auront parcourue.

Ceci peut sembler difficile à comprendre tant qu’on en reste à cette contre-vérité que ce qui forme la personne est une « âme immortelle », alors que tout au contraire c’est le fait d’être mortel qui donne une âme, ou pour utiliser un vocabulaire non religieux, c’est le fait de naître et mourir, de parcourir un moment, qui fait de nous des personnes, c’est-à-dire des entités intelligentes, susceptibles de nous valoriser et de valoriser notre monde.

De ce point de vue l’allongement de la durée de vie est plutôt un risque, voire un mal qui, au même titre que l’extension de l’ambition, la prétention à bâtir pour mille ans, ou pour toujours,suscite le mal sous ses formes les plus extrêmes.

Si donc j’imagine qu’une personne devienne immortelle, parce qu’un moyen de sauvegarder ce qu’elle est, et de le faire passer à une autre entité, aurait été trouvé, soit en transgressant ses limites de conversion, par une porte numérique, soit parce qu’on pourrait cloner ce qu’elle est, et le faire migrer d’un organisme à l’autre,alors, artificielle ou naturelle, cet immortel incarnerait la figure du mal absolu, ou de la plus radicale dévalorisation. Il ne s’agirait pas d’une « personne » mais d’une figure de la dépersonnalisation.

Ce à quoi on assiste au début du XXIè siècle, l’apparition des écritures et actions artificielles, est appelée à des développements dont on ne peut prédire les limites, qui vont influencer la vie des personnes au-delà de toute imagination, sans qu’il y ait nulle autre trace d’intelligence, que celle des personnes qui vont être en capacité d’exploiter ces écritures et ces actions.

Si l’humanité court le risque d’une très générale dépersonnalisation, c’est à cause de l’usage dévalorisant qui sera fait des actions artificielles, soit par les politiques, dans les dictatures, pour se maintenir au pouvoir, soit par les détenteurs des pouvoirs économiques, qui les auront développées pour servir leurs intérêts.

À ce jour, l’idée d’une véritable intelligence artificielle, issue de personnes artificielles, qui serait vouée à la valorisation, n’est pas d’actualité.