Vérités – Contre-Vérités

Métaphore du champ de tir

Sur un champ de tir, les spectateurs s’attendent à deux types d’événements : que la flèche atteigne la cible, plus ou moins près de son centre, ou bien qu’elle la manque.

Plus rarement, et donc de façon surprenante, il peut arriver que la flèche atteigne exactement le centre de la cible, à l’approximation près du diamètre de la pointe de la flèche. Il faut alors aller vérifier, s’approcher de la cible, constater que le trou a emporté le centre exact (et nécessairement un peu plus autour), puis il faut le faire savoir à ceux qui sont trop éloignés de la cible pour l’avoir constaté par eux-mêmes. Une rumeur, sans doute, a déjà circulé, on attend la confirmation. Enfin la publication est faite : la flèche a atteint le centre de la cible ! Un tel événement est assez rare, ceux qui souhaitent y assister peuvent l’attendre longtemps avant qu’il ne se produise ; et lorsqu’il arrive, il faut encore du temps et tout un protocole de vérification, avant d’être établi.

Un quatrième scénario reste encore possible : l’archer se retourne et tire dans une direction opposée à la cible. Nul besoin de vérification, ni de publication des résultats. La cible elle-même est hors-jeu, il ne peut plus être question de l’atteindre ou de la manquer. Tout se passe alors comme si la flèche frappait les spectateurs au front.

Force des contre-vérités

Ceux qui croient que la vérité est plus « forte » que son contraire, et qu’elle doit ainsi emporter l’adhésion, par ses qualités propres, n’ont en vue que l’opposition entre vérité et erreur ; mais si on prend en considération l’influence des fictions sur la formation des personnes, ou celle des démagogues sur la vie politique, il faut reconnaître que les énoncés qui tournent le dos à la vérité – et non ceux qui s’en approchent – sont les plus « forts », en ce sens qu’ils frappent les esprits, influent de façon déterminante sur la formation et le devenir des personnes, et emportent l’adhésion du plus grand nombre.

Les propositions vraies suscitent l’adhésion de ceux qui font l’effort de les comprendre, et de les vérifier, tandis qu’elles déroutent l’opinion commune à proportion qu’elles s’écartent des préjugés ; les contre-vérités bouleversent aussi les préjugés en opérant une inversion des repères ou des valeurs, tandis qu’elles séduisent les personnes en les incitant à croire que n’importe quelle fantaisie vaut autant qu’un processus de recherche. Dans les deux cas le sens commun est bouleversé, mais ce peut être, positivement, dans le sens d’un développement des valeurs, ou, au contraire, négativement, pour une dévalorisation des idées et des personnes.

Vérité et contre-vérité ont une efficacité sur l’évolution des valeurs, l’une augmente la valorisation des personnes et de leur monde,l’autre la réduit ; toutes deux la transforment.

À l’inverse, une erreur, ou plus généralement une opinion, n’affecte pas les valeurs. Que j’aie telle ou telle opinion ne change rien à mon influence, valorisante ou dévalorisante, sur ce qui arrive.La vérité s’oppose donc théoriquement à l’erreur ou aux diverses opinions ; mais concrètement, et d’un point de vue éthique, la vérité s’oppose à la contre-vérité.

Une contre-vérité ne peut être rangée parmi les « erreurs ». Une contre-vérité est plutôt le contre-pied de l’opposition entre le vrai et le faux.

La contre-vérité installe – ou réinstalle, selon le jugement qu’on porte sur un hypothétique exercice naturel du langage – le langage hors d’atteinte des critères de validité.

Celui qui s’empare d’une contre-vérité, la trouve « toute armée », sortie de son discours, ou, plus souvent, des discours de ceux qui pensent pour lui.

L’énoncé d’une contre-vérité est un acte magique, qui a un effet sur les personnes, et par suite sur leur monde. En ce sens il y a effectivement de la magie dans la vie, dans ce qui arrive (et non seulement dans les récits).

La plus ordinaire des magies consiste à s’identifier à un personnage, supposé être le personnage principal : celui qui à lui seul décide de l’issue de l’aventure. Cette magie a un prix. Le personnage d’Achille, raconte Homère, doit renoncer à une vie longue et heureuse, pour de brefs exploits dont le souvenir sera transmis de génération en génération ; ce faisant, il est surtout la cause des malheurs de son camp. Tandis que les autres personnages se soutiennent, et forment, peu à peu, un équilibre heureux, lui se distingue et s’isole ; son chemin est accompagné de plaintes, et ce, jusqu’au « royaume des ombres », où il continue de se plaindre. Lorsque je m’identifie au personnage principal, je renonce à servir la dimension personnelle, pour servir exclusivement ce qui est de l’ordre du récit, et je me voue, ainsi que ceux qui dépendent de moi, au malheur.

L’incapacité manifeste des personnes à vivre bien, à leurs propres yeux, l’inaptitude au bonheur, malgré les améliorations des conditions de vie, le mal-être général des sociétés occidentales contemporaines, sont les manifestations d’une extension du pouvoir des contre-vérités, et d’une dévalorisation générale de soi et du monde, qui se vit comme un resserrement de la dimension personnelle, une angoisse diffuse, à l’opposé du sentiment heureux d’expansion personnelle, qui accompagne le développement de la recherche de la vérité. C’est qu’il y a dans toutes les contre-vérités (à commencer par l’identification de sa personne ou de celle des autres à des personnages)une force capable de souder les personnes en une communauté figée, de les méduser puis de mettre en mouvement les groupes ainsi formés, et de faire naître des tourbillons qui emportent tout sur leur passage. Les contre-vérités peuvent susciter des mouvements de foules, puis les lancer comme des typhons à l’assaut du monde, mais même lorsqu’elles n’ont pas cette ampleur, elles allument dans les personnes une flamme qui les brûle en leur faisant miroiter un rôle à la hauteur de leurs espérances. C’est donc que devenir un personnage est un désir vivace en toute personne. Probablement le plus intense désir humain, ou un aspect de ce désir, l’autre étant de revenir à soi.

L’œuvre d’Homère, raconte les deux moments : l’identification à un personnage, le choix de la contre-vérité, puis le retour à soi. Le personnage d’Achille rassemble autour de lui le premier aspect du plus intense désir, celui de s’identifier à un destin ; le personnage d’Ulysse porte le second aspect, il s’aventure là où mène l’Achille, et tente de s’en échapper. Or Ulysse est, entre autres, celui qui ment tout le temps, même pour rien. Pourquoi ? Parce que, occupant une fonction au-delà du devenir-personnage, de plain-pied dans l’élément de la contre-vérité, il n’a pas d’autre moyen de se retourner contre sa nature de personnage, que de manifester qu’il est dans la contre-vérité, mais c’est ainsi qu’il indique une autre direction, qui fait retour vers la cible, vers la terre natale, vers la dimension personnelle.

La personne qui étudie la notion de Vérité peut, elle aussi, être prise dans ce rôle qui fait espérer dépasser le statu quo des opinions communes. Elle commence par endosser ce masque héroïque, simplement en soulignant la valeur de ses recherches, en traçant la majuscule de son concept : « Vérité ». C’est probablement la naissance la plus ordinaire de toute vocation : valoriser à l’extrême l’objet de son travail. On devrait pouvoir espérer qu’au fil des années, les expériences enseignent à se déprendre de ce rôle et qu’on fasse droit au réel plus qu’aux aspirations, aux personnes plus qu’aux personnages. Mais la tentation se poursuit tout au long d’une carrière et il n’est pas rare que, enseignant, on trouve son avantage, à imposer un personnage charismatique à ses étudiants, afin qu’ils nous renvoient l’image flatteuse de l’incarnation de leurs rêves. Ce faisant on bascule dans la représentation de soi, dans une sorte de quasi-théâtre et le risque est grand de se payer de mots.

Certaines formulations font sens à partir de ce qui est vécu, et contribuent à développer la personne, d’autres tentent de relier, plus ou moins arbitrairement, les événements en leur donnant un certain sens, sans que cela ait d’impact appréciable sur la dimension personnelle, ni sur les valeurs,d’autres enfin ont des manières de faire sens qui dépersonnalisent, ou dévalorisent,en imposant des figures schématiques. Les degrés de vérité sont déterminés par l’accroissement des valeurs et de la dimension personnelle, les degrés de contre-vérité par l’étiolement de cette dimension et le durcissement des limites imposées par la séparation des fonctions au sein des groupes. Entre les deux s’étend le séjour des opinions.

En philosophie, le terme de « vérité », ou l’expression « formulation vraie », désigne toute formule qui opère une conversion personnelle positive, c’est-à-dire qui transforme et développe la dimension personnelle, en contribuant à valoriser les personnes et leur monde. Une « contre-vérité » sera, par opposition, une formulation qui opère une conversion dépersonnalisante, qui dégrade et réduit la dimension personnelle, en dévalorisant les personnes et leur monde. Une « erreur », une « proposition fausse », ou, plus généralement, une « opinion » désignent des formulations sans effets sur la dimension personnelle.

Récits et contres-vérités

Toute fiction annonce son statut de récit imaginaire, par exemple par la formule : « il était une fois… ». Celui qui parle, comme ceux qui écoutent, savent alors qu’on a quitté l’ordre de ce qui arrive, pour basculer dans celui du récit. En ce sens tout récit procède d’un saut de l’autre côté du miroir.

La formule d’introduction, qui marque la transposition d’un ordre à l’autre, « il était une fois », suffit-elle à gommer la contre-vérité à partir de laquelle le conteur déroule son récit ? Non, on éprouve les mêmes impressions en s’identifiant au personnage d’un récit supposé véridique, qu’en s’identifiant au personnage d’un récit de fiction.

Si l’interprétation peut formuler des vérités personnelles, le récit – de fiction comme de croyance – est d’abord formé par des contre-vérités qui, par elles-mêmes, fascinent les lecteurs, les incitent à s’identifier aux personnages, et, en quelque sorte, à tourner le dos à la dimension personnelle.

Les récits agissent d’abord à la façon de Méduse, qui pétrifiait d’un regard.

Les œuvres sont des pièges, dans lesquels des aspects de la dimension personnelle se prennent et se transmettent, de génération en génération, formant les personnes à leur image, tant qu’une interprétation n’a pas libéré en le formulant, le type de relation en jeu dans l’œuvre.

Les œuvres sont des tableaux-miroirs que me tend ma culture, et devant lesquels je m’efforce, en les annotant, d’épouser leurs traits, jusqu’à ce que l’illusion soit parfaite et que je puisse, en effet, me reconnaître, et reconnaître les autres, dans l’image que j’ai tracée en reliant les différents points soulignés au cours de ma lecture.

De ce point de vue la littérature exerce une influence négative sur l’évolution personnelle, elle contribue à la dévalorisation des personnes et de leur monde. Elle induit des processus d’identifications et de répétitions. Tant qu’on n’a pas interprété de façon véridique – qui oblige à évoluer – telle œuvre qui constitue un passage obligé de la culture, parce qu’un grand nombre d’autres œuvres s’y réfèrent et, plus ou moins ouvertement, dialoguent avec elle, la dimension personnelle impliquée dans cette culture restera captive de cette œuvre et de ses déterminations. Si donc je me borne à lire et relire des œuvres écrites par le même profil de personne, par exemple : les vainqueurs, les hommes – masculin –, les puissants et les riches ou leurs enfants… je serai déterminé par ces lectures toujours dans la même direction, quelle que soit la diversité apparente des contenus. La littérature exclut les femmes, les pauvres, les vaincus, à moins que l’un ou l’autre de ceux-ci, par quelque tour de force, soit parvenu à vaincre les résistances et ait, à titre d’exception, et probablement non sans avoir été contraint de se plier aux règles et coutumes des autorités culturelles, été intégré, marginalement, à notre anthologie. Si donc la littérature, parce que s’y joue une invention personnelle, me forme en stimulant mon imagination et ma réflexion, elle me met également en chemin, dans certaines directions, à l’exclusion d’autres perspectives qui me sont interdites. Lire et relire l’Odyssée m’installe dans un point de vue masculin, de guerrier, et de pillard. Dans ce récit, et dans toutes les manières de sentir, d’imaginer, de penser, induites par ce récit, Pénélope est de l’ordre du masculin, autant qu’Ulysse. Mortels, dieux et déesses célèbrent tous, unanimement, l’hymne au pillage et à la dévalorisation. Tant que l’unité entre les personnages, qui constitue l’invention personnelle, n’a pas été formulée, tant que je ne comprends pas clairement en quoi ce que font Ulysse, Télémaque, Pénélope… est un seul et unique geste, je reste captif de l’œuvre, je m’identifie au héros errant, incapable de voir le « jour du retour ». Il en va de même de tous les récits autour desquels se cristallise ma culture, mes représentations, mes capacités à imaginer et à juger.

Dépersonnalisation

Dans le roman « 1984 », Orwell fait de l’usage des contre-vérités une arme décisive au service du totalitarisme. La transformation arbitraire des significations et des faits, est l’un des éléments par lesquels les personnages du roman sont réduits à leurs masques, à leurs fonctions sociales, et perdent leur dimension individuelle. De ce point de vue, les contre-vérités marqueraient un moment de la lutte entre sociabilité et individualité, celui de la constitution d’une communauté totalitaire qui réduit les individualités à n’être que des rouages, ou des personnages.

Un tel roman, et la théorie sur les rapports humains qu’on peut en inférer, suscitent deux types d’interrogations sur leur valeur de vérité : – qu’y a-t-il en « 1984 » qui soit de l’ordre de la vérité personnelle, c’est-à-dire qui contribue à transformer et développer la dimension personnelle ? À valoriser les personnes et leur monde ?– quel rapport puis-je établir entre les personnages du roman, et les personnes, entre la société romanesque et la société des personnes ?

« 1984 » est écrit de telle sorte qu’en tant que lecteur, je me sente dans la position de l’observateur extérieur, analogue à celui qui, dans un laboratoire, regarde des animaux évoluer dans un labyrinthe. L’auteur souhaitait certainement s’adresser à l’ensemble de l’humanité, mais les conditions effectives faisaient, sans qu’il puisse l’ignorer, qu’il serait lu par des personnes vivant dans des sociétés dites « libres », anxieuses du sort que leurs contemporains subissaient de l’autre côté du « rideau de fer », et des risques d’extension de ces régimes totalitaires. Le thème principal, ce que je retiens de la lecture du roman, est que la falsification de l’histoire, la réduction du langage, la surveillance omniprésente des polices sont autant d’oppression contre lesquelles certains individus tentent de lutter, pour échapper à ces filets,mais que les capacités de manipulations des individus par les pouvoirs sont telles que nul ne peut durablement y résister, et que ceux qui croyaient échapper se retrouvent en fait pris. Du point de vue littéraire, les personnages de « 1984 » ressemblent à Œdipe fuyant sa ville pour échapper à son destin, et le réalisant ainsi malgré ses efforts. En tant que lecteur, je les observe se révolter, tenter d’échapper, être pris, être contraints de renier leurs valeurs, et ceux qu’ils aiment, pour être finalement rejetés une fois qu’ils ont été brisés ; de même, les spectateurs de la tragédie antique voyaient le héros tenter de prendre les choses en main, mener l’enquête, s’accuser lui-même, se crever les yeux et partir en exil. Mais rien n’indique que les Grecs regardaient Œdipe comme s’il pouvait être une personne de leur entourage, alors que le lecteur, au moins à sa sortie, et pendant les quatre décennies suivantes, considèrera les personnages de « 1984 » comme des représentants des personnes vivant à la même époque, à quelques heures d’avion ou de train, derrière le « rideau de fer ». Cependant, la force des romans d’Orwell ne vient pas de cette illusion, d’après laquelle ses personnages seraient des images des personnes, mais bien de ce qu’entre ses personnages se joue un aspect de la dimension personnelle. Il faut relire 1984 en suivant la boussole de l’interprétation : dans un récit, tous les personnages font la même chose, disent le même aspect de la vie personnelle.

J’ai jusqu’à présent imaginé que les textes fondateurs permettaient mieux que ceux qui les ont suivis de repérer la dimension personnelle, ou le principe de valorisation,parce que les textes qui les suivent, font référence non seulement à ce dont ils parlent, mais aussi à ces textes fondateurs, et ainsi de suite, les références se multipliant, et le matériau des textes se complexifiant. Les textes fondateurs sont devenus les sources privilégiées d’informations sur la dimension personnelle, parce que, ayant été rédigés les premiers, dans leur genre, ils ont exercé une influence sur les suivants, sans avoir été eux-mêmes aussi fortement déterminés. Un récit maintes et maintes fois raconté ou chanté, pourrait tout à la fois être la source directe du récit écrit, en ce sens que l’écrit raconte les mêmes aventures, tout en laissant l’auteur sans autre cadre que ce que lui dicte sa mémoire ; tandis que le continuateur, ou celui qui entreprend un autre récit écrit, est conditionné par sa lecture du texte précédent, par ce qu’il comprend, non seulement du contenu des aventures, mais de la forme de l’écriture, de la construction, du style. Il en va de même pour l’interprète musical, dès lors qu’il peut écouter d’autres interprétations, à commencer par celle de son professeur, mais aussi celles de concertistes, ou celles enregistrées au fil des années, sa compréhension de l’œuvre musicale en est inévitablement transformée. Mais il y a une grande différence entre cette évolution des interprétations musicales, et celle induite par la lecture des textes précédents : ceux-ci n’ont en effet pas nécessairement été interprétés, du moins du point de vue de l’invention personnelle, ils sont lus, analysés, quant à leur forme, leur contenu, comme un musicologue pourrait le faire d’une partition, ce qui est évidemment très différent de ce que font les interprètes, les musiciens,lorsqu’ils se produisent en concert ou réalisent des enregistrements. Une analogie avec ce qui se produit en littérature, transposée dans le domaine musical, consisterait à imaginer les partitions des compositeurs, non pas jouées, mais seulement analysées par des musicologues, qui, à leur tour, enseigneraient et écriraient de nouvelles partitions. Réciproquement, une analogie avec ce qui se produit en musique, transposée dans le domaine littéraire, est ce qu’a fait Molière, lisant les anciens et jouant sans relâche, jusqu’à ce que sa propre écriture reprenne et développe les thèmes anciens selon ses expériences de jeu. Il semble difficile de contester les progrès induits par ces interprétations, que ce soit en musique, si je compare les manières de jouer, par exemple la célèbre « Notte » de Vivaldi, dont de nombreux enregistrements ont été réalisés depuis les années 60, 70, 80… jusqu’à aujourd’hui1, ou, dans le domaine théâtral, si je lis les pièces de Plaute et celles que Molière en a tiré. Il semble aussi difficile de ne pas noter le contraste entre ces évolutions liées à la pratique répétée de l’interprétation, et celles, franchement négatives, liées au prolongement d’un texte. Un exemple : le Perceval de Chrétien est inachevé, il suffit de lire quelques lignes de sa continuation, pour comprendre qu’on n’est plus dans le même roman, que les enjeux liés à la dimension personnelle, à l’œuvre dans le récit de Chrétien, ont disparu. Il en va de même pour la « Suite d’Homère », et pour la plupart des textes écrits à la suite d’un autre. Le récit raconté peut, cependant, être répété, varié, amplifié. Il n’y a pas, dans le récit en tant que tel, de fatalité à n’être pas reproduit ou transformé, au contraire, le récit appelle son interprétation. Si le texte qui fascine, donne lieu à de mauvais textes, qui, eux, ne fascineront pas, c’est qu’il n’est pas interprété, et que son prolongement s’en tient à son aspect de fiction. Pour une part le récit est de l’ordre de la contre-vérité, il se présente ordinairement comme tel, indiquant, d’une façon ou d’une autre, qu’il s’agit de faire comme si, d’accepter ce qui est hors des possibles, et ce n’est que d’autre part, non pas entre les lignes, mais entre les personnages, et plus particulièrement dans les failles de sa trame, dans ses incohérences amenées par les interactions imaginées par l’auteur à partir des déterminations de ses personnages, que le récit formule des aspects de la vie personnelle, et donc quelque chose de l’ordre de la vérité. Les textes qui fascinent stérilisent, tant qu’ils ne sont pas interprétés, c’est-à-dire tant que ce qui est de l’ordre de la vérité personnelle n’est pas formulé, ce qui peut se faire de façon théorique par un texte interprétatif, une réflexion philosophique, ou de façon pratique par une lecture, un jeu d’acteur, un chant, une pantomime associée à la lecture, ou une danse. Dans ce cas la vérité du texte n’est pas formulée mais seulement évoquée, montrée, ce qui peut suffire à faire naître des réponses inspirées. Lorsque le texte n’est pas interprété, il conserve son pouvoir de fascination – pouvoir de serpent –, et seul son aspect contre-vérité agit, c’est-à-dire qu’il contribue à paralyser la dimension personnelle. De ce point de vue l’influence de la littérature est double, pour une part, pour autant qu’elle est interprétée – d’une façon théorique ou pratique –, elle contribue à l’élargissement de la dimension personnelle, à son accroissement, pour une autre part, faute d’interprétation, elle enferme, et captive la dimension personnelle, la condamnant à d’insipides duplicatas.

De même que la philosophie naît au contact des œuvres, comme une performance vouée au développement de la dimension personnelle, mais devient elle-même une œuvre qui, tant qu’elle n’est pas à son tour interprétée, fascine, c’est-à-dire incite à s’identifier à un personnage – celui de philosophe, ou de tel type de philosophe –, et détourne, dans cette mesure, de sa vocation valorisante; de même la contre-vérité naît de l’hésitation suscitée par l’œuvre, mais, à l’inverse de l’interprétation vraie, elle tend à renforcer l’identification à un personnage, et contribue à une dépersonnalisation, ou, dans les faits, à une dévalorisation.

Je peux prédire, avec la plus grande probabilité, que n’importe quelle proposition à laquelle j’attribue une valeur de vérité, suscitera un ensemble de propositions contraires. La démonstration d’une proposition peut garantir de l’erreur en explicitant les méthodes d’obtention de la preuve ou de la confirmation, mais elle ne préserve en rien de l’émergence de contradictions qui s’appuient sur d’autres représentations, d’autres valeurs, notamment celles tirées de la foi ou du ressenti. Pour une part ceci s’explique de façon psychologique. Un aiguillon des prises de parole est le désir de se valoriser, ou la volonté de nier l’insignifiance de ses productions en se plaçant du côté de l’extraordinaire. Toute vérité reconnue ne tardant pas à rejoindre les rangs des idées communes, il est tentant de les retourner pour devenir original et donner l’illusion de faire sens. Mais les tentations psychologiques trouvent elles-mêmes leurs impulsions dans la vie personnelle. Ce qui fascine dans les contre-vérités est cela-même qui fascine dans les œuvres d’art ou dans les fictions, c’est que d’une certaine façon, ces contre-vérités laissent entendre, comme un écho déformé, ou comme le reflet inversé, en miroir, d’un aspect de la vie personnelle. Les récits les plus invraisemblables sont, parfois, aussi les plus fascinants parce que j’y crois lire des formulations de ce que je suis en tant que personne, comme si ces fantaisies m’en disaient plus sur moi-même que mes réflexions. C’est que la personne de l’auteur, y compris s’il est trompeur, s’y est inventée, passant tour à tour d’un personnage à l’autre, et, ce faisant, insérant dans son œuvre les échos de ses propres articulations, des liens vécus, mais jamais observés, entre les personnages joués dans la vie.

Les personnes, qu’elles fassent, ou non, l’effort d’interpréter ou d’écouter les interprétations des autres, sont, au moins par moment, fascinées par les œuvres, quoi qu’on puisse leur en montrer les inconséquences, ou même quoi qu’elles puissent elles-mêmes voir les absurdités qu’elles énoncent, car elles sentent qu’il y a davantage que ce que chacun peut en apprendre par soi-même, et davantage que tout raisonnement. Et, de fait, les récits, les œuvres, tout ce qui s’annonce par la formule : « il était une fois… », ou suscite le paradoxe : ceci est et n’est pas une main, s’avèrent des sources apparemment intarissables de croyances et d’interprétations, d’adhésion à des contre-vérités et d’interprétations vraies.

Religions et contres-vérités

Mortalité / immortalité

La croyance en l’immortalité est un trait commun des religions, c’est aussi une contre-vérité, une affirmation qui tourne le dos à l’opposition entre le vrai et le faux, et choisit de faire du bruit plutôt que de produire des significations.

Il n’y a de valorisation que dans ce qui naît, se développe et meurt. Car le processus de valorisation, la superposition des scènes, ou les rencontre entre les personnages, est par nature éphémère.

Prétendre échapper à la temporalité, c’est s’installer dans la contre-vérité, et c’est se condamner, et condamner le monde autour de soi, à la dévalorisation. Une vie immortelle est une contre-vérité. Si elle existait (raisonnement par l’absurde) elle serait nécessairement le mal absolu, la dévalorisation absolue. Si quoi que ce soit d’immortel existait, il serait un agent du mal, et de la dévalorisation.

Non seulement la mort n’est pas un mal qu’il faudrait éradiquer, ou, à défaut, retarder le plus possible, mais il n’y a de valorisation possible que sous le signe de l’éphémère.

Il faut donc renverser les propositions des religions, pour se replacer en face de la cible, et être en capacité de formuler soit des vérités, soit des approximations, soit aussi ce qu’on pourra reconnaître comme des erreurs. Car les contre-vérités nous aveuglent, si bien que nous ne pouvons plus distinguer ce qui pourrait être vrai de ce qui ne l’est pas. C’est ainsi que s’est forgée la notion d’éternité, supposée décrire la vie spirituelle ou divine, en la démarquant de la perpétuité, qui de toute évidence peut être une peine mais non un bien. Une notion telle que celle d’« éternité », produite au sein de conceptions basées sur des contre-vérités, renforce plutôt la confusion, en évacuant le côté éphémère de l’instant présent, qui est la seule source de valorisation.

Si quelque chose en nous correspond à une âme, cette âme est mortelle, et intimement liée à notre mortalité, c’est-à-dire à cette vie qui va finir. Si quelque chose correspond à une dimension spirituelle, c’est dans la conscience de la mortalité.

À l’opposé de la dimension personnelle, les fonctions, le pouvoir, s’efforcent de durer, le plus possible. Il est dans la nature des personnages de vouloir ne pas mourir. Les personnes, qui se forment de la rencontre entre leurs personnages, expérimentent tout au long de leur vie, le caractère éphémère de leur formation, et de même les civilisations, qui naissent de la rencontre entre les communautés, ne peuvent tout à fait effacer le fait que les valeurs, mises en œuvres dans leur formation, provenaient de superpositions éphémères entre les différentes scènes sur lesquelles jouaient les personnes qui les composaient.

Avoir une âme, c’est être mortel, et se savoir mortel.

Réincarnations

Parmi les contre-vérités les plus répandues dans le monde : l’affirmation que nous sommes pris dans le cycle des réincarnations. Arme idéologique massive, qui contraint les personnes à baisser la tête : ce qui leur arrive, elles l’ont mérité dans une vie antérieure. Tout est donc justifié, sauf la révolte, il faut, conformément à cette croyance, soulever sa charge, sans protester. Cette représentation met en avant les personnages, de telle sorte que la personne n’a d’autre choix que se soumettre à la fonction qui lui est imposée par sa naissance. C’est donc clairement une contre-vérité, et non seulement une opinion fausse, puisqu’elle tend à asservir les personnes à leur personnage social.

Il y a cependant moyen de penser cette croyance, d’un tout autre point de vue, comme un récit, une métaphore de ce qui nous arrive au cours de notre existence, lorsque nous passons d’un âge à l’autre. Alors tout ce qui est dit, notamment sur le fait que notre présent dépend de ce que nous avons vécu auparavant, mais aussi sur la voie selon laquelle nous devons apprendre à ne plus vouloir nous réincarner, prend un sens. Il s’agit d’étape en étape d’apprendre à accepter ce que je suis devenu, et à me libérer de mes personnages, c’est-à-dire à cesser de m’identifier à l’un puis à l’autre.

Ainsi la croyance en la réincarnation est pour une part une contre-vérité, dangereuse en tant que telle, et pour une autre part une image des époques de la vie humaine. De ce point de vue il n’est pas inutile d’écouter ceux qui adhèrent à une telle hypothèse, car ils peuvent apporter des éclaircissements sur ces “réincarnations”, sur les différents âges de la vie.

En est-il ainsi pour les autres formes de contre-vérité ? Y a-t-il un moyen de comprendre qu’elles disent quelque chose qui ferait sens si nous le replacions dans un autre contexte ? Probablement oui, sinon comment expliquer le pouvoir sur nous des contre-vérités ? Si elles sont des armes redoutables c’est qu’elles véhiculent un savoir en creux de la personne. Elles me fascinent comme me fascinent les récits, parce que je crois y voir ce que je suis, et ce qui arrive, d’un point de vue différent de celui qui est le mien.

Sciences et contres-vérités

Il n’y a pas de sens à affirmer que les cellules vivantes sont programmées pour se reproduire. Et moins encore qu’elles veulent transmettre leur patrimoine génétique. Ou plutôt cela a un sens idéologique, car cela nous incite à admettre que, par voie de conséquence, nous aussi sommes programmés pour nous reproduire et transmettre notre code génétique, ou, de façon plus élaborée, nos diverses productions. Nous serions programmés pour laisser un héritage.

Tant qu’on supposera que les vivants sont des quasi-ordinateurs, on s’interdira de chercher à comprendre les vivants, et on ne parlera que des ordinateurs et des programmes informatiques.

Il n’y a, dans la nature, rien qui corresponde à une stratégie végétale, mais le terme de stratégie joue un rôle important dans la communication humaine autour du thème de « la nature ».

Contres-vérités dans l’actualité

Entendu un matin : « En 1789, en France, on estimait à 2,5 millions, soit un dixième de la population, le nombre de ceux qui n’appartenaient à aucun des trois ordres, noblesse, clergé, tiers-état, par excès de misère et de précarité ».
Entendu également, ce même jour : « Les conditions de vie sont de plus en plus difficiles, la violence urbaine en augmentation, l’insécurité augmente, la misère envahit les rues. »

Les historiens peuvent multiplier les chiffres, les descriptions, ils ne parviennent pas à endiguer la représentation d’une dégradation, que, génération après génération, les personnes se racontent.

Nous savons que de nombreuses personnes mourraient autrefois de faim et de froid dans les villes, à chaque hiver rigoureux, que les hommes au pouvoir envoyaient régulièrement leurs sujets au massacre sans que nul ne leur conteste ce droit, que les viols restaient généralement impunis, et que celles qui en avaient été les victimes étaient davantage culpabilisées que leurs agresseurs, que les voyageurs étaient régulièrement attaqués, dépouillés, et que les villes à la nuit tombée devenaient des coupe-gorge… Nous le savons, mais la force de la contre-vérité est telle que, sans avoir aucun argument à opposer à toutes ces informations historiques, nous continuons de ressasser la litanie de l’accroissement du pire.

Si ce discours n’était tenu que par des vieillards, on pourrait comprendre que la plainte exprime la propre dégradation de ceux qui parlent, et le regret d’un monde de souvenirs qu’ils ont laissé derrière eux. Mais aujourd’hui, en occident, il semble que la plainte soit générale. Est-ce parce que l’Europe a ses siècles de gloire derrière elle, et entre en récession, dans une suite de crises qui rebondissent et s’amplifient les unes les autres ? Sans doute, mais il y a aussi une autre raison beaucoup plus simple et convaincante : les informations circulent de plus en plus rapidement, via des relais de plus en plus faciles à consulter. Il est donc simplement plus facile qu’autrefois de susciter des mouvements collectifs.

Les contre-vérités ont acquis une force, et une rapidité de transmission inouïes. C’est pourquoi la lutte pour la vérité, ne prend plus désormais les traits de l’argumentation, ou de la preuve, comme c’était le cas lorsque ce contre quoi il fallait lutter, était l’erreur, ou l’opinion fausse.

La situation n’est pas absolument nouvelle : il a toujours fallu dénoncer les contre-vérités. Celles des démagogues, celles des religieux… mais dumoins ces contre-vérités étaient-elles encadrées par des institutions, qui, comme on le dit de certaines folies, ne manquaient pas de logique dans leurs délires. Même ceux qui appelaient la vie « la mort » et la mort « la vie », le faisaient en devant respecter des articles de foi, des procédures, au risque de se faire envoyer sur un bûcher s’ils contrevenaient. Aujourd’hui il n’y a plus de frein, et les informations se répandent tout autour du globe en quelques heures. Il est alors tentant de lancer des contre-vérités, dont on sait qu’elles ont les meilleures chances, plus elles sont absurdes, de susciter des partages, des renvois, et finalement une générale complaisance.

La philosophie trouve son objet dans l’état de fait présent : la multiplication des contre-vérités, l’accélération de leur diffusion, l’augmentation de leurs effets, et la dévalorisation générale qui s’en suit.

La philosophie ou le rejet des contres-vérités

Une opinion, quelle qu’elle soit, n’affectant en rien la dimension personnelle, ce n’est pas en produisant une opinion, même la plus raisonnée, et la mieux justifiée, que je peux entraver effectivement les contre-vérités, sinon cela reviendrait à attribuer, ne serait-ce qu’indirectement, une efficacité personnelle à l’opinion. Comme une œuvre, une contre-vérité doit être interprétée, en cherchant dans les failles de son récit, la formulation d’un aspect de la vie personnelle, le travail de la philosophie est de tirer des contre-vérités, ou de leurs failles, des éléments de la vie personnelle, c’est-à-dire de les interpréter, ce qui, seul, peut faire pièce à leurs effets dépersonnalisants, et permettre de poursuivre la partie.

Repousser les tentations paradoxales, concernant les valeurs de sens, de vérité, et soutenir les valeurs personnelles, c’est inlassablement souligner la différence entre personne et personnages.

À l’inverse, les contre-vérités découlent de l’oblitération de cette différence. Chaque fois que j’omets de préciser que ce dont je parle est la personne, en tant que telle, qui incarne différents personnages, le plus souventpartagés avec d’autres personnes, l’indétermination profite à la réduction à tel ou tel personnage, à la transformation du personnage en masque, soit que je parle au nom d’une communauté, reflétant la fonction que j’y assume, soit que ce soit en mon nom propre, c’est-à-dire selon ce que je suis en tant que sujet.

Parce qu’il n’y a de philosophie qu’au service de la dimension personnelle, ou de la valorisation, il n’y a de philosophie qu’en lutte contre les différentes formes de contre-vérités.

Ce que je tiens pour vrai

Je ne peux m’empêcher de tenir pour vraie une « explication satisfaisante » – à mes yeux, aux yeux des autres – des mécanismes qui amènent à adopter tel ou tel comportement, ou une « description fidèle » de ce qui arrive. Je ne peux non plus m’empêcher de tenir pour fausses les propositions qui vont à l’encontre de ce que je comprends, après l’avoir étudié et en avoir suivi l’analyse. Mais que « ce que je tiens pour vrai », ou mon « opinion », est, comme le répètent les philosophes depuis l’antiquité, différent de « ce qui est vrai », non que je doive renoncer à mes opinions pour en adopter d’autres, qui seraient meilleures, mais bien parce ce que je désigne par le terme de « vérité » n’est pas du même ordre que mes opinions, fussent-elles parfaitement justifiées et avérées.

Il semble que les philosophes soit voués à se battre sur plusieurs fronts. Quand ils opposent la vérité à ce qui est tenu pour vrai, ce peut être pour critiquer l’opinion commune, pour en montrer la naïveté, et s’opposer aux théories qui partent des hypothèses les plus fortes, des croyances ou des contre-vérités les plus extrêmes ; mais c’est aussi une manière de distinguer entre ce qui contribue au développement de la dimension personnelle, à la valorisation des personnes et de leur monde, et ce qui, au contraire la fait régresser, ou dévalorise les personnes et leur monde, c’est donc aussi, d’un point de vue éthique, une façon de contribuer à une vie heureuse.

Si la vérité contribue au développement personnel, ou au bonheur, ce qui est tenu pour vrai, l’opinion que je me suis formée, est sans effet sur cette dimension, ni sur mon bonheur.

À prendre les déclarations philosophiques au pied de la lettre, aucune de mes idées, y compris celles qui me semblent les plus importantes, puisque je les tiens pour vraies, ne peuvent contribuer au développement de la dimension personnelle, ou à la valorisation, des personnes et du monde ;aucune de mes idées n’échappe à la critique adressée à l’opinion.

Quel besoin alors de philosopher si, finalement, ce qui est formulé est voué à prendre place parmi les opinions ?

Il est possible que la philosophie soit née de cette question : comment distinguer ce qui est vrai de ce que je tiens pour vrai, ou de ce que nous tenons pour vrai ? Dans ce cas, ce qui pourrait amener la fin de la philosophie, ne serait pas une réponse définitive à une question qui prend toujours de nouvelles formes, mais le renoncement à traiter la question. Si la communauté des philosophes s’accordait à rejeter la question de la vérité, à la déclarer inutile, soit parce qu’insoluble, soit parce qu’elle serait prise en charge par des procédés ménaniques ou par des langages formels, alors ce serait la mort de la philosophie. Mais, à toutes les époques, la question de la vérité s’est si bien renouvelée, et a tant eu d’influence sur la dimension personnelle, que la philosophie a plutôt joué au Phénix.

Ainsi l’intérêt pour la vérité s’est-il renouvelé, en ce début du XXIᵉ siècle, parce que les images, fixes ou animées, ont rejoint les paroles et les écritures dans la sphère du récit, et que leur diffusion a connu un essor sans précédent.

Aussi loin que peut remonter la mémoire humaine, on a su qu’il fallait faire la différence entre ce qui se disait, ou s’écrivait, et ce qui se produisait, sans que cette méfiance théorique n’ait jamais pu venir à bout des rumeurs, ni des pamphlets, ni, plus généralement de la tentation de croire. Du moins les images, contrairement aux phrases, semblaient porter en elles les marques de leur véracité ou de leur fantaisie. On s’interrogeait à la marge sur les illusions mais, d’une façon générale, on croyait pouvoir faire confiance au témoignage de ses yeux.

Les images et les sons numériques, fabriqués désormais de toutes pièces, ou retouchés, et diffusés en temps réel sur les réseaux sociaux, deviennent aussi indiscernables des simples enregistrements, que ne l’étaient les récits historiques de ceux de certaines fictions, les témoignages fidèles des affabulations.

La question de la vérité, longtemps cantonnée à la philosophie, est tout à coup devenue centrale dans les débats de société. Que reste-t-il de la démocratie si les opinions publiques peuvent être manipulées par des images ou des vidéos falsifiées ? Et quelles conséquences sur la société si les personnes prennent l’habitude de croire ce qui leur convient, simplement en regardant et écoutant ce qu’un algorithme aura choisi, ou peut-être fabriqué, pour elles, d’après leurs précédentes recherches ?

La philosophie est, d’abord, en lutte contre les contre-vérités, c’est-à-dire contre ce qui abolit l’opposition entre le vrai et le faux, contre ce qui contribue à la perte des valeurs, ou à la dépersonnalisation. En ce sens, et comme il y a toujours des contre-vérités qui émergent, et se répandent, il y a toujours aussi besoin de philosophie.

La philosophie est aussi un effort d’interprétation de ce qui, au-delà des contre-vérités, dans les récits qu’elles suscitent, relève de l’invention. Car ceux-là mêmes qui tournent le dos à la vérité, et à l’opposition entre le vrai et le faux, ne peuvent s’empêcher d’articuler dans leurs récits des relations qui sont celles qu’ils vivent en tant que personnes, entre leurs différents personnages. Et les récits qui incitent d’abord à s’identifier à un personnage, et donc à se renier en tant que personne, transmettent aussi, dans les relations entre les personnages qu’ils évoquent, dans l’unité sous-jacente à eux tous, des aspects de la vie personnelle, qui passent d’ordinaire inaperçus, car ils surviennent lors de la superposition des scènes, hors des champs de compétences des personnages, sur lesquelles toute l’attention se porte. La philosophie a pour tâche d’interpréter la dimension personnelle qui s’invente entre les personnages des récits, dans l’unité de leur action. Ce faisant elle produit un récit, qui, à son tour est ambivalent.

Un chœur des pensées

Le chanteur qui mêle sa voix à celles des autres n’éprouve pas le désir que tous chantent comme lui si les différentes parties ont été composées, ou si, chacun étant à l’écoute des autres, le groupe peut improviser ; mais si, à l’inverse, il n’y a ni composition ni improvisation, alors les mélodies différentes, chantées ensemble, font une cacophonie.

Des philosophes se sont pris – ou ont été pris, quand on a voulu leur faire jouer ce rôle – pour des compositeurs de la pensée ; beaucoup, pour ne pas dire tous, ont été des improvisateurs, en dialogue avec d’autres, puis, parfois, avec eux-mêmes, c’est-à-dire qu’en philosophant la personne s’adresse à quelqu’un ou à quelques-uns, et – pour en esquisser une description psychologique –, est, sans doute, la première surprise de ce qu’elle formule, quitte à l’infléchir ensuite, car ce qui se dit alors résulte d’une relation, de l’activité d’un personnage partagé, et non de soi-même ou de l’autre.

Ainsi l’opinion reflète-t-elle un certain état de tensions entre personnages, ce pourquoi la réflexion la dépasse, mais ce n’est pas pour s’en abstraire, ou pour parvenir à une formule supérieure, qu’on appellerait « vérité » parce qu’elle se serait dégagée de l’opinion, non, la nouvelle formule est encore une opinion, ou une proposition que je tiens pour vraie, jusqu’à nouvelle enquête ; ce qui a été décisif, et pourrait être qualifié de « vrai », est la transformation et l’extension de la dimension personnelle, par cet effet de chœur qui consiste en ce qu’aucune voix ne comprend en germe, qu’il suffirait de développer, ce qu’on entend lorsqu’elles chantent ensemble.

C’est donc différent d’une mélodie avec basse chiffrée, comme on la notait à la Renaissance, ou, depuis le XXe siècle, en jazz, qui peut être réalisée de plusieurs manières, tout en gardant ses caractéristiques propres. Le chœur des pensées ne se ramène pas à une mélodie avec basse continue, il se constitue à partir de plusieurs mélodies qui se développent en situation d’échanges, plus ou moins heureux, et toujours en nombre de choristes suffisant pour qu’aucune modélisation ne puisse en prédire l’évolution.

Selon cette image je peux me représenter une séparation nette entre ce que je tiens pour vrai, ce que d’autres tiennent pour vrai, d’une part, et, d’autre part, ce que je ne peux que ressentir, parce que je fais partie du chœur, et ne sais m’en extraire.

De ce que j’imagine comme cet effet de chœur, je n’ai accès qu’à ses effets, c’est-à-dire à ce qui me transforme, et à ce qui accroît, ou non, la résonance de l’ensemble.

Ainsi je n’ai pas à renoncer à ce que je tiens pour vrai, sauf à vouloir taire ma voix ; je n’ai pas non plus à l’identifier à ce qui relève de la superposition des voix, même si je renonce à supposer qu’il puisse y avoir une position particulière à partir de laquelle le chœur devrait être écouté, comme il y a une position supposée optimale pour contempler un tableau.

Vocation de la philosophie

La philosophie n’a pas pour vocation de faire œuvre – et quand elle le fait c’est à la manière de la littérature – mais de projeter un éclairage indirect sur les œuvres, et de dissiper les brumes de l’identification à un personnage, qui contrarient la personnalisation.

Si je m’en tiens à la philosophie, ce que j’écris passera, non à la postérité, mais à l’évidence. Les problèmes se seront déplacés.

Interprétant les œuvres, et formulant ce que je comprends des articulations personnelles, je fais aussi une œuvre – une œuvre écrite –. Mais alors, je joue aussi un rôle ambivalent d’écrivain, et, du point de vue philosophique, le mieux que je puisse faire est de réduire, autant qu’il m’est possible, l’espace de cette écriture.

1L’idée de “progrès” est largement discréditée. On a peut-être été un peu trop prompt à rejeter une croyance inhérente aux développements des sciences et des techniques, et trop content de niveler pour n’avoir pas à se juger ? En musique, la situation est contrastée entre l’académisme des compositions officielles contemporaines, et la vivacité avec laquelle les interprètes ont renouvelé la lecture des œuvres. Je cite des compositeurs de musique ancienne, car la comparaison entre les anciennes manières de jouer et les nouvelles, est à l’évidence en faveur de celles-ci. Mais les interprétations des musiques classique, romantique, et suivantes, ont elles aussi évolué de façon positive. J’ai la conviction que la réflexion sur la dimension personnelle devrait déboucher sur un progrès, et que, plus généralement, toute réflexion menée à terme devrait induire un progrès, une évolution positive, un élargissement de cette dimension.